• Côte à côte (20)

     

     Côte à côte (20)

     

    Quand mon père voulait quelque chose, il claquait des doigts. Nous, les filles (et maman, quand elle était encore là), on se tenait debout, en silence, autour de la table, attendant qu’il finisse de manger. On lui apportait ce que ses gestes réclamaient. On n’avait pas intérêt à se tromper… La scène semble d’un autre âge, n’est-ce pas ? Pourtant, chez nous, c’était comme ça, et pas seulement chez nous…

    Le petit a trop chaud. Forcément, avec ce pull… Moi aussi j’ai trop chaud. J’aurais dû mettre une robe. J’ai bien vu le regard interloqué de ce jeune quand il nous a vus en sortant de l’église. Il semblait deviner que quelque chose clochait, de la même façon qu’il clochait, lui, seul garçon en jean au milieu de quatre femmes, toutes en noir… On était deux cloches au pied du clocher, dont l’incongruité se répondait en écho.

    A part lui, qui est d’ailleurs, je ne choque personne, ici. Là où on vit peu nombreux, ce n’est pas comme en ville, tout se sait. Et ce qu’il faut taire, tout le monde le tait. En public, du moins. Dans l’intimité des maisons, derrière les murs de pierre et les portes closes… c’est autre chose.

    « Amore, viens ici que je te mette un peu d’eau sur le visage. Tu es tout rouge.»

    Maman disait : « Les hommes d'ici sont comme nos montagnes. Ils ne connaissent pas la douceur, la demi-mesure, les nuits clémentes. Ils glacent ou ils brûlent. Il faut les aimer comme ils sont, pour tenir ».

    N’empêche qu’elle n’a pas tenu. Et moi ? Et nous ? Combien de temps encore ?... Coincés entre les lois de la religion et celles de la montagne, on ne nous apprend que ça ici : serrer les dents, souffrir en silence, tenir. Tenir ses émotions, ses envies, ses besoins ; tenir son masque social ; tenir sa juste place ; tenir les codes, tenir la route, tenir debout…

    Jusqu’à quand ? J’ai essayé de tenir, moi aussi. J’ai essayé de m’acclimater à cette rudesse sous laquelle je suis née, pourtant. A ses silences, à ses absences, à ses exigences, à ses incohérences…

    Le bleu de la côte, ce bleu que les touristes viennent chercher de loin pour quelques semaines, le petit et moi, on l’a sous les côtes, toute l’année. Sous nos manches de pull et nos jambes de pantalon, aussi, c’est pour ça qu’on les porte, même si on a trop chaud. Il n’y a que sur nos visages que rien ne se voit. Même si au village, tout le monde sait.

    J’ai essayé ce qu’on m’a appris : pardonner, comprendre, tendre l’autre joue, tout ça… Excuser par l’hérédité, les statistiques, le vin mauvais… écouter les excuses, les pleurs, les promesses de ne pas recommencer, pour recommencer le lendemain.

    Je suppose qu’on a toutes, tous, notre « salvavita », notre déclencheur d’alarme. Pour une de mes amies, Margarita, c’est le jour où son homme lui a pointé un couteau sous la gorge qu’elle a trouvé le courage de le quitter. Pour mon cousin Angelo, il a fallu un burn-out, une dépression et un arrêt médical de six mois pour rompre le contrat avec son associé. Pour moi… la mort de ma mère, le départ de mes sœurs aînées, n’ont pas suffi ; il a fallu attendre qu’il s’en prenne au petit, exactement à l’âge où il avait commencé à me toucher, moi.

    Les mères, sans doute, ont cet instinct de survie. Protéger leurs enfants à défaut d’avoir pu mettre hors de portée celui qu’elles ont été. Si les hommes d’ici sont comme les montagnes, les femmes sont comme les louves, sauvages et rares, qui y rôdent encore.

    Il me croit à la messe, mais on ne rentre pas. Le déjeuner est prêt, il le prendra sans nous. Ce qu’il fait d’habitude, de toute façon… il lui manquera seulement la servante pour lui apporter son sel ou son parmigiano.

    Ma décision est prise, nos billets aussi. Depuis le temps que Vénus m’invite à lui rendre visite à Nice. Ce sera une première étape avant de monter plus haut, plus loin, vers le Nord, là où il ne nous retrouvera pas, là où il n’aura même pas l’idée de venir nous chercher, s’il nous cherche…. Lyon, Paris, pourquoi pas Bruxelles… n’importe où, loin, où mon mauvais français suffira à trouver du travail et à nourrir le petit.

    Vénus s’appelle à l'origine Hawa. Son prénom, au Mali, signifie « vie, vivant »… elle connaît mieux que moi le prix pour le rester. Comparée à la sienne, mon histoire, c’est du Disney. Excisée trois fois, la première à quatre ans, sans anesthésie. Tradition séculaire à laquelle on ne déroge pas, sous peine de faire honte à la famille et d’être exclue de la communauté… Dans son pays, 89% des femmes le sont ; 94% à Djibouti, 95% en Guinée… combien de milliers de femmes cela représente-t-il en tout, chaque année, dans le monde ?... Et en mars de cette année, oui, en 2024, la Gambie a annoncé sa volonté d’abroger la loi qui interdit les mutilations génitales sur les femmes. Bienvenue à l’époque « moderne », bienvenue dans un monde qui s’auto-proclame « humain » et même « évolué ».

    Si quelqu’un peut m’aider, c’est bien Hawa. A quatorze ans, elle a entendu parler du Docteur Mukwege, ce gynécologue africain qui répare les corps de femme mutilés, violés. Il a même obtenu le prix Nobel pour ça. De fil en aiguille, elle a appris que la France était le premier pays à rembourser les frais chirurgicaux de réparation pour les femmes excisées. Elle s’est donné pour objectif d’atteindre ce pays et de s’y installer. Au terme d’un parcours qu’elle n’a jamais voulu me raconter et que je préfère ne pas imaginer, elle y est arrivée.

    On s’est rencontrées dans un hôtel de la côte où on travaillait comme femmes de ménage, il y a cinq ans… j’ai dû arrêter quand ma grossesse a été trop avancée. Hawa ne pouvait plus avoir d’enfant. Elle m’a fait promettre de venir la voir avec le bébé quand elle serait établie en France. C’est elle qui m’a aidée à payer nos billets. Il ne lui avait pas fallu longtemps pour comprendre… et si elle n'a rien dit, comme les autres, elle, elle a agi.

    Arrivée en France, elle s’est battue comme une lionne pour se faire rebaptiser « Vénus ». « Tout le monde m’appelle ainsi, m’écrit-elle, c’est ma revanche... ». Elle attend la date son opération, même si elle sait que réparer le corps ne répare pas l’irréparable. Pour se guérir de l’intérieur, elle s’est trouvé une thérapie : la cuisine. Elle s’est prise de passion pour la cuisine vegan : la simple idée qu’on tue ou qu’on fasse souffrir pour assouvir nos appétits la révulse. Elle dit qu’on devrait remercier, et même bénir, tout ce qui passe par notre assiette pour nourrir notre corps, car c’est un sacrifice consenti, assumé. Dit ainsi, ce sacrifice me semble plus digeste que celui qu’on m’a fait avaler avec l'hostie…

    Ce soir, on sera chez elle. On laissera tomber nos pantalons, nos pulls. On prendra un bain de mer, on fera la fête. « Amore, tu viens ?... On s’en va !»

    J’ai envie qu’elle m’apprenne des recettes vegan. Chez les fruits et légumes, il n'y a pas de bleu.

     

    Sources :

    Excision et mutilations génitales féminines | UNICEF France

    Denis Mukwege, le médecin qui dit au monde la souffrance des femmes victimes de violences sexuelles | ONU Info (un.org)


     

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