Sérieusement ?
René MAGRITTE - "La valse hésitation"
Quitte à passer une nouvelle fois pour un OVNI ou une arriérée, j'ai envie de culbuter aujourd'hui un autre bastion du monde adulte : l'esprit de sérieux. Au fil des ans (oui, je suis rétrograde, aussi !), je trouve qu'un glissement pernicieux s'opère entre "être professionnel" et "tirer une tronche de croque-mort". C'est à croire que plus on est maussade, plus on donne de gages de fiabilité. Même sur les photos d'identité, on ne doit plus sourire! Notre identité serait donc la part de nous privée d'expression ?
Déjà, la sacro-sainte "distance professionnelle" s'était immiscée dans certaines branches, chez les enseignants ou les thérapeutes, par exemple. On ne devait plus se toucher, plus se serrer la main (c'était pourtant bien avant la pandémie), plus échanger d'informations personnelles avec ses patients/élèves. La proximité relationnelle avec les médecins de famille, par exemple, a disparu. Non seulement ils ne se déplacent plus à domicile, mais j'ai remarqué que très souvent, ils n'auscultent plus. Ils écoutent, diagnostiquent et prescrivent. Plus la relation est aseptisée, impersonnelle, plus c'est un gage de "sérieux" (ah oui ?...). Et si en prime le praticien a l'air stressé et fait la gueule, c'est qu'il est très occupé, donc très prisé, donc très compétent. Hum...
René MAGRITTE - "Golconde"
Pourtant, quand je vais chez ma dentiste, son sourire solaire (même derrière le masque, oui !) me rend bien plus agréables le détartrage annuel ou l'attaque d'une carie par ce mini marteau-piqueur puant qui hante mes cauchemars. Lors de mon unique séjour long à l'hôpital, c'était beaucoup plus facile d'oublier la douleur et l'humiliation de mon état de grabataire avec les infirmières pleines d'entrain qu'avec celles qui me traitaient comme un numéro. Ces dernières étaient-elles, pour autant, plus "professionnelles " ?
J'apprécie d'avoir un comptable et une conseillère bancaire souriants, bienveillants et même capables d'humour. J'en ai besoin pour oser me colleter avec des domaines aussi hermétiques que les taux de TVA ou la gestion du capital. S'ils n'avaient pas l'amabilité de se mettre à ma portée et de m'expliquer avec patience ce qui est pour moi un jargon impénétrable, je n'oserais même pas leur poser de questions tellement je craindrais de trahir à quel point mon cerveau nage la brasse. Etre professionnel, est-ce être un(e) Pokerface qui traite les clients de haut, ou se mettre à leur portée pour les accompagner dans des choix lucides ?
René MAGRITTE - "La victoire"
Quand, chaque année, j'emmène ma voiture au garage avant le contrôle technique, j'irais en traînant les pieds sans la bonne humeur contagieuse des employés, joviaux, polis, surmenés, n'ayant pas accès de la journée à une autre lumière que celle des néons de leur cage à poule étriquée, et cependant généreux de leur chaleur humaine, de leur temps et de leurs conseils à des clients grincheux dont les manières me semblent souvent hallucinantes (ils ont pourtant accès au soleil, eux)... Ils plaisantent, s'apostrophent, parfois même sifflotent dans le bureau, et j'adore ça. Pour autant, je n'ai jamais eu à leur faire le moindre reproche sur la qualité des prestations fournies.
René MAGRITTE - "Le pays des miracles"
Je pense à tous ces travailleurs de bureaux sans perspective ou carrément borgnes, tous ces employés d'arrière-cours, de supermarchés, d'entrepôts, d'usines, sans parler de ceux qui travaillent en extérieur par tous les temps quand nous nous abritons derrière le chauffage ou la climatisation, - ceux qui réparent nos toits, nos canalisations, nos routes... pourquoi chantent-ils plus que le peuple en costume trois pièces assis derrière les baies vitrées impeccables que d'autres ont nettoyées pour eux ?
René MAGRITTE - "Le modèle rouge"
Quand il m'arrive (par cas de force majeure) d'aller en ville, je suis effarée par ces jeunes à col croisé et attaché-case qui ont déjà l'air vieux. Je me souviens d'un couple en particulier, lui en cravate, elle en tailleur. Ils partaient travailler et se sont quittés sans un regard sur un petit baiser absent, distrait, un petit baiser artificiel et machinal qui en disait tellement long ... ils n'étaient pas là. Pas dans leur corps, pas dans leur vie, pas dans leur couple. Ils avaient mille ans. Ils me paraissaient déjà morts. Quels sont les codes de cette vie, de cet amour, où il est plus important de scroller les news, le nez collé à son téléphone, que de prêter attention, vraiment attention, à l'autre ? Où être pressé, stressé et indifférent, c'est être "sérieux" ?
René MAGRITTE - "Les amants"
Je ne connais pas ces codes et je ne veux pas les apprendre. Je préfère rester un OVNI, pardon. Quand j'observe à la loupe "l'esprit de sérieux", il me semble surtout consister à prendre au sérieux son masque social. Autrement dit, à s'identifier à quelqu'un ou à quelque chose que d'autres ont défini pour nous, qui exige de satisfaire perpétuellement des attentes, oubliant qui nous sommes vraiment. Si pour être "sérieux", il faut se perdre soi, si pour être crédible, il faut laisser son identité au vestiaire et se mouler dans un rôle de composition, je préfère rester pitre, simplette, rétrograde, asociale et tout ce qu'on voudra.
Si la "réussite", c'est s'abdiquer, je l'appellerais plutôt inconsolable perte. Merci à tous ces actifs professionnels et compétents qui n'ont pas laissé leur humanité au vestiaire. J'ose croire qu'ils font plus pour le monde de demain que tous les encravattés socialement corrects qui les trouvent trop souriants pour être "sérieux".
René Magritte - "La promesse" |