Côte à côte (17) |
« Je l’aime Emilio, je t’assure que même après cinquante ans de mariage, je l’aime comme au premier jour ! Mais sa cuisine, Santa Madonna ! Sa cuisine !!!... -Arrête de faire l'acteur, tu déjeunes chez moi un jour sur deux. Tu ne subis pas tant sa cuisine que ça. -Tu crois ça ? Tu ne sais pas tout ! Le soir, elle me ressert les restes du midi au lieu de cuisiner quelque chose d'autre ! -Pourquoi ne pas cuisiner toi-même ? Tu le faisais bien avant votre rencontre ! Et tu étais même bon cuisinier, dans mon souvenir ! -Je suis fatigué… Elle est plus jeune, elle a l’énergie pour ce genre de choses, non ? Elle ne s’en sortait pas trop mal au début de notre vie commune... -Si on met de coté que tu refusais de manger autre chose que des pâtes. Ce qui laissait peu de place à sa créativité française… -Mais les pâtes, c’est ultra-créatif au contraire ! Il y a cent mille façons de les accommoder ! Ca se mange avec tout ! -Si on met de côté que tu étais choqué qu’elle ne cuisine pas les bonnes pâtes avec la bonne sauce… et que tu en faisais tout un plat à chaque fois... -Mais enfin, Emilio, ce n’est pas à toi que je vais l’apprendre : chez nous, le type de sauce dépend du type de pâtes ! Toi-même, tu ne fais aucune erreur sur ce point ! -Je ne fais pas d’erreurs parce que je connais ton intégrisme en la matière ! Crois-moi, quand je suis seul, je ne m’embarrasse pas de tant de scrupules... -C’est l’avantage de vivre seul ! -Il y a aussi des inconvénients… et puis, si tu n’aimes pas ses pâtes, pourquoi ne pas la laisser te faire un pot-au-feu, une choucroute, une côte de bœuf... ? -Mais parce que c’est plein de légumes ! Du vert, encore du vert, encore et toujours du vert ! Vert le chou de la choucroute, verts les poireaux du pot au feu… -… et vertes les frites avec la côte de bœuf ??... -Elle ne fait pas de frites ! Elle fait des pommes de terre sautées et des brocoli ! Encore du vert ! Je suis cerné, je te dis ! Et là, on est en été : la pleine saison des haricots… et des salades !! Elle prétend qu’il fait trop chaud pour cuisiner. Si je l’écoutais, on mangerait tous les jours des feuilles, et avec ses manies de Francese, elle serait capable de vouloir me faire gober les escargots avec ! -Tu exagères, comme toujours ! -Pas du tout ! Sais-tu que pas plus tard qu’avant-hier, elle a refusé de cuisiner des lasagnes parce qu’il fallait allumer le four ? « Ca va chauffer encore plus l’appartement », qu’elle disait ! « Fais-les toi-même si tu en as tant envie ! De toute façon, les pâtes, c’est ta spécialité, tu as le patrimoine génétique pour ça, vas-y, fonce ! !...» -Elle se trompe ? -Non, bien sûr que je suis le meilleur pour les pâtes, pas besoin de se référer à la génétique pour le savoir ! Mais c’est à elle de me faire à manger ! C’est ma femme, non ? Et elle est jeune ! -Si tu voulais une femme docile, il ne fallait pas la prendre jeune, et encore moins française ! Ils ne savent faire que la Révolution, leur histoire est bourrée de guerres et de coups d’Etat ! -C’est vrai ça, pourquoi suis-je allé pêcher une Française, alors qu’on avait tant de filles gentilles chez nous ? -Ce n’est pas plutôt elle qui t’a pêché ?... -Si, j’avoue, mais… à l’époque, c’était moins compliqué ! Sa cinglée de copine vegan n’avait pas encore jeté la zizanie dans notre couple ! -C’est surtout qu’à l’époque, c’est toi qui cuisinais pour elle… vous aimiez même ça ! -Mais oui, c’était plus simple ! On riait ensemble dans la cuisine, on préparait les plats en s’embrassant par-dessus la table. Je lui disais quoi faire, elle suivait mes consignes, je dirigeais la recette comme on mène une danse.... -En fait, c’est ça qui ne te plaît pas : en cuisine, maintenant, c’est elle qui prend les décisions et les initiatives ! Elle "porte la culotte", comme on dit dans leur langue... -Je préférais quand elle portait des jupes… ou pas de culotte !! -Tais-toi !! Si Pia t’entendait, elle dirait encore que tous les hommes sont des obsédés, des vicelards ! -Aimer le plaisir, savourer la vie, c’est être un vicelard ? C’est Pia qui est prude, cette bigote médisante, plate comme une limande ! -A propos de savourer, que dis-tu de mes spaghetti alle vongole ? -Ils sont fameux, comme toujours… tu crois que je pourrais revenir ce soir ? Si je fais abstraction des menus, dans notre couple, c’est l’entente parfaite ! Tu pourrais nous sauver ! Je resterais son mari, je mangerais juste chez toi... -Elle validerait cet accord tripartite, ta frondeuse française ? -Hum… Elle pourrait avoir envie d’aller manger ailleurs, elle aussi… -Avec un plus jeune !... -Et si tu me donnais une portion à emporter pour mon repas du soir ?... -Pourquoi je ferais ça ? Je n’ai pas envie de me brouiller avec ta femme, moi ! Elle serait capable de me défoncer le crâne avec la poêle où elle frit ses grenouilles ! -Aaargh, ne me parle pas de ça ! Les cuisses de grenouilles ! En plus, elle y met plein de persil (comme pour les escargots) : encore du vert !! -Je maintiens que la meilleure option serait que tu repasses derrière les fourneaux et re-cuisines toi-même ce qui te fait envie. Tu serais plus libre des… couleurs de ton assiette. -Tu n’as pas de meilleure nouvelle ? -Si ! Giana a enfin obtenu gain de cause pour son amoureux. Le procès a été révisé, il a été blanchi et acquitté ! Il sort de prison bientôt. -La brave petite ! Ses efforts ont payé ! Comme elle doit être heureuse ! Elle le mérite ! Tout ça parce que l'autre véreux de patron a voulu rendre le jeune coupable de son escroquerie, profitant du fait qu'il était inexpérimenté et étranger.... On ne sait d’ailleurs pas où est partie récidiver cette crapule… sûrement un peu plus loin sur la Côte ! Ce ne sont pas les crédules qui manquent, malheureusement... -Et Angelo a retrouvé du travail dans une autre agence, pas très loin d'ici. C'était inespéré après le scandale de l'année dernière qui avait éclaboussé son affaire. -Où ? -Alassio, je crois... Ou Albenga ?... Enfin, ce secteur-là. -Il a bien fait de démissionner. Son associé était une véritable ordure. On sait où il est, lui ? -Pas que je sache. -Tu as appris tout ça sur le marché ? -Oui, en vendant ma pêche… -Et Tekle ? Des nouvelles ? -Aucune… -Et… -Je sais ce que tu vas me demander ! -Quoi donc ?... -Si je suis allé chez la quincaillère ! -Pas du tout ! Je voulais… savoir avec quel blanc tu cuisines tes vongole ! -Pas à moi, mon vieux, on se connaît trop bien ! -Bon, bon, d'accord... Alors, la quincaillère ? Tu l'as vue ?... -Je te le dirai si tu te remets à la cuisine ! -C’est un complot avec ma femme ?!? -Non, un conseil d’ami pour la paix des ménages ! Je l’aime bien, ta femme ! -Facile, toi tu ne subis pas sa cuisine !! »
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