Côte à côte (18) |
C’est fou comme tout est identique. Même plage, mêmes touristes, mêmes parasols, même « carte postale ». Même lumière, mêmes odeurs, mêmes lignes parallèles et perpendiculaires, même « repère orthonormé », je me souviens l’avoir pensé en ces termes… Est-ce que les mêmes gens reviennent ici année après année ? Peut-on trouver du plaisir à passer son temps libre toujours au même endroit, avec les mêmes personnes, à faire les mêmes choses ? C’est un mystère pour moi. La surimpression temporelle est dingue : je suis propulsé un an en arrière à partir du présent, rien n’a bougé, je me croirais dans un musée de statues de cire. Même ce vieux chien noir, là, près du transat, au pied du parasol jaune, il me semble qu'il était déjà là. Est-ce qu’il ne surveillait pas, déjà, les mouvements des serveurs à l’intérieur du Velazzura, à l'affût de restes alléchants ou d’un bon os à moëlle ? Lui aussi est statufié ? Ou est-ce que les touristes, les étés, se ressemblent tellement qu’on ne décèle pas de différence d’une année à l’autre ? En tout cas, l'effet flash-back est sidérant, d’autant plus que j’ai eu le temps d’en ressasser les derniers détails…. Je venais de passer cette plage aux parasols jaunes et de bifurquer vers le centre-ville, chaussures aux pieds, sac au dos, quand j’ai croisé un vieil homme courbé sur son déambulateur, soutenu par un jeune garçon, son petit-fils peut-être. Le trottoir était étroit, je me suis écarté pour leur céder la place, songeur : ça aurait pu être moi ce vieil homme, si je n’avais pas eu la chance d’avoir la solide santé de ma mère, presque centenaire, encore autonome… Crac ! Mon pied rippe dans un bruit d'os contrariés sur le bord du trottoir, ma cheville ploie, le poids du sac m’entraîne vers l’avant, je m’étale de tout mon long devant le déambulateur. C’est l’autre papy qui a eu le bon réflexe : il a pilé à temps pour ne pas trébucher sur moi et ajouter sa chute à la mienne. Je me relève, grimace, baragouine dans un italien approximatif que ça va aller, je vais repartir, le gamin me tend mes lunettes, qui par chance ne sont pas cassées, … et non, ça ne va pas : je ne tiens plus debout, je ne peux pas poser le pied, encore moins marcher. Entorse sévère à la cheville gauche. Ambulance, soins, rapatriement, retour à Dijon. L’accident top con du pèlerin crétin. Tu annonces que tu pars pour un périple de plusieurs milliers de kilomètres, tu rentres sur un brancard au bout de quinze jours à peine. C’est ce qui s’appelle se vautrer, au propre et au figuré… Histoire de faire contre mauvaise fortune bon cœur, je profite de mon immobilisation pour aller consulter un dermatologue au sujet d’un petit psoriasis qui me gratouille au creux du coude. Deuxième coup dur : ah, ce n’est pas un petit psoriasis, mais un potentiel cancer de la peau. Prélèvements, analyses… C’est bel et bien, ou plutôt moche et bien, un cancer de la peau. Pas grave, pas très avancé, mais il faut traiter : inciser, retirer les cellules cancéreuses, suturer, laisser cicatriser, surveiller en cas d’éventuelle récidive. Et bien sûr, surtout, éviter le soleil. Je pensais repartir au bout de quelques semaines, à l’automne, quand ma cheville serait rétablie et qu’il ferait moins chaud. Finalement, avec ce cancer, j’aurai mis un an. Autant dire que cette année, j’y vais en manches longues, par toutes les météos, et surtout à fond. J’ai assez attendu, assez rongé mon frein, assez pensé à tout ce que je pourrais oublier de mes projets, de mes voyages, si jamais mon chemin s’arrêtait là. Le champ des possibles rétréci comme une peau de chagrin, jusqu’au point final, jusqu’à l’immobilité du marbre. Cette année, cap sur Venise, je pars sur la route de la soie direction Samarcande, comme j’en rêvais l’année dernière, et je remonte encore plus loin, jusqu’à la Chine. Ca prendra le temps que ça prendra. Je n’ai plus celui de différer mes rêves.
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