La Lutiniere

Blog du site www.sylvieptitsa.com

Publié le par *Sylvie Ptitsa*

 

Trois petits coups

 

Mon dos me fait plus mal aujourd’hui. C’est sûrement l’humidité. Est-ce cela, vieillir ? Tenir le compte quotidien de ses douleurs et constater jour après jour la démission progressive de celui qui nous a fidèlement servi toute une vie, le corps ? Se réjouir de n’avoir mal qu’ici et pas là, les jours où on n’est pas moulu de pied en cap ?

La pluie tire ses rideaux éteints sur la montagne. A peine devine-t-on encore le tableau morcelé des verts, vert sombre des aiguilles, vert tendre des feuilles renaissantes, jusqu’en haut de la crête dont les conifères rabotent de leur cime le ciel bas. Ca et là, l’explosion silencieuse d’un fruitier blanc ou rose, la gratuité jubilatoire d’un magnolia ou d’un parterre de tulipes, s’effacent sous le drapé de la brume. L’averse n’est pas violente, mais fine et continue. C’est le pire pour mes os. Cette humidité diffuse, insistante, persistante, qui perce mes  vêtements  superposés et plaque au sol ma vitalité en même temps que l’horizon... Ou ce qu’il en reste.

La maison est trop grande sans Emile. Je ne me résous pourtant pas à la quitter. Je sais qu’elle n’est pas pratique, pas adaptée à une personne de mon âge, qu’il faudrait la faire équiper, la louer en partie ou la vendre, la quitter tôt ou tard… Nous en avons déjà parlé avec les enfants.

Je sais que certains dénivelés sont traîtres, que je ne peux plus utiliser la baignoire, encore moins descendre l’escalier de la cave… Mais je connais l’endroit, je m’y déplace à l’aveugle, sans avoir besoin d’allumer, et puis… même s’il y a des pièces trop chargées de souvenirs où j’évite d’entrer, des pièces où seule s’active la femme de ménage afin qu’elles ne dorment pas sous la poussière, ces pièces fermées sont mon histoire, et je ne trouve pas plus le courage d’y faire du tri que celui d’en pousser la porte.

Mon petit-fils me dirait que je parle comme une vieille aigrie, et il aurait raison. Peut-être y a-t-il un âge au-delà duquel le capital à positiver est épuisé, et qu’au sien, on ne peut pas le comprendre. Sans doute ne voit-on pas la vie sous la même perspective suivant qu’on l’a devant soi ou dans son dos… ce dos qui fait mal, encore plus mal, les jours détrempés.

Les gouttes s’accrochent comme des désespérées à la rambarde du balcon. Vaine, dérisoire lutte contre les lois de la gravité : leur poids finit par faire céder leur fragile point d’attache, et elles achèvent leur trajectoire écrasées au sol. Un peu comme nous qui, malgré nos efforts pour tenir la verticale, finissons à l’horizontale dans la terre. La physique est juste, au moins. Même traitement pour tout le monde. Pas de privilèges VIP, de la goutte à l'homme.

Il faudrait que j’aille faire des courses. Il faudrait que je rappelle le plombier. Il faudrait que j'aère ma chambre, que je refasse mon lit. Il faudrait que je trie le courrier, que je règle la facture de gaz, que je prenne rendez-nous chez le... il faudrait que je trouve la force et l’envie de m’arracher au spectacle de la pluie et des gouttes perdues d’avance...

Trois petits coups frappés au carreau. Ce doit être le voisin. Lui seul se manifeste ainsi, les autres utilisent la sonnette. Je m’achemine péniblement jusqu’à l’entrée, une main sur les reins, l’autre sur ma canne. Au loin, sa silhouette floue à travers le verre dépoli, tout au bout du corridor dont la tapisserie à ramages disparaît dans l’ombre, long comme un tunnel, me motive à mettre en mouvement ma carcasse, quel que soit le temps qu’il me faudra pour atteindre le seuil.

Il est patient. Il attend dans la bruine que j’arrive. Il doit entendre mes pas traînants sur le carrelage. C’est bien lui. Il se tient là, souriant, un bol fumant à la main.

« J’ai fait de la soupe d’asperges !»

Je n’ai pas le cœur à lui dire que je j’ai déjà dîné, ou plutôt que, depuis des jours, je ne fais que picorer ici et là. Je ne connais plus la sensation de faim.

Il me tend le bol sans mot dire. C’est un taiseux, comme tous ici. Pas de blablas, pas de fioritures. Ou alors dans le bois, ça c’était son métier : un artisan travailleur, appliqué à la tâche, amoureux de l'ouvrage bien fait. Il a construit sa maison, face à la mienne. Un vrai petit bijou avec une terrasse suspendue, presque circulaire, dont il habite une partie et loue l’autre comme gîte à des vacanciers. Il est plus âgé que moi, pourtant. Son dos a dû en encaisser, des efforts…

Sa soupe sent rudement bon ! Je vais quand même en avaler quelques cuillers. Pour finir le bol, cet énorme bol crème, il me faudra la semaine ! Je le lui rendrai à l’occasion.

Le potage est fameux, onctueux à souhait, il a dû y mettre de la pomme de terre, et drôlement relevé aussi. Poivre, ail, muscade ?... Je ne reconnais pas l’épice. Il y a trop longtemps que je ne cuisine plus. Depuis que je suis seule, par facilité, j’achète des plats tout faits pour micro-ondes, ou je grignote. Moi qui croyais avoir perdu l’appétit, j’ai quand même sifflé la moitié du bol sans réfléchir ! Et je suis réchauffée !

La rhubarbe a poussé au jardin avec cette pluie. J’en ai assez pour faire une tarte. Ah, oui, mais je ne suis pas sortie faire les courses, je n’ai ni œufs, ni beurre… J’ai du sucre roux… Eh, de la compote ! Je peux faire de la compote et lui en offrir quelques verrines,  pomme-rhubarbe ou banane-rhubarbe, ou rhubarbe-raisins-secs-cannelle, ou… de jolies, dodues, rutilantes, avec un couvercle recouvert de tissu pimpant et un nœud satiné tout autour. Moi aussi, j’aime le travail bien fait !

 

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