Il s’était construit ainsi. Il fallait bien avancer. Traverser les épreuves de la vie, assumer les responsabilités, même celles qui étaient arrivées trop nombreuses, trop tôt. Avancer enlisé dans les difficultés, les dents serrées, les poings fermés, face au vent. Pour la tendresse, pas la place. Pour la douceur, pas le temps. Pour la compassion, pas l’espace. Les émotions, c’était du temps perdu, de l’énergie en moins, une résistance plus faible aux événements. Un homme, un vrai, devait se montrer capable d’encaisser les coups de sort, de se relever même après un KO. Ouvrir son cœur… ce n’était pas qu’être faible, ce n’était pas que ralentir : c’était dangereux. C’était ouvrir la boîte à tout ce qu’il avait verrouillé dedans. Tout ce qu’il s’était interdit. Tout ce qu’il n’avait pas reçu des autres, tout ce qu’il ne s’était pas non plus accordé. Le cœur, c’était fragile, changeant, incontrôlable. Lui avait besoin de stabilité. Un jour, peut-être, quelqu’un trouverait la clé de la boîte, le soupirail d’entrée dans la forteresse. Peut-être. En attendant, c’était tranquille et confortable de vivre à l’abri des remparts, conforté par les contreforts de routines solides, de repères réguliers cuirassés d’habitudes. Malgré les coups du destin, il avait pris sa revanche sur les revers injustes, il s’était construit une belle vie, solide, réussie, enviée même par certains.
Elle n’avait eu besoin ni de clé, ni de soupirail. Elle était entrée par le haut, comme un oiseau. « C’était plus facile par là », avait-elle dit en guise de justification, comme une évidence. « D’en bas, quand je te regardais, ta citadelle était triste, austère, noire. Mais j'étais sûre que dedans, ce serait différent ».
« Comment pouvais-tu en être sûre ? avait-il demandé. Tu sais si peu de moi. Si tu tombais dans des oubliettes ?... Si je t’y jetais ?... »
-C’était le risque à prendre.
-Pourquoi l’avoir pris ?
-A cause des papillons.
-Les papillons ?
-Les ailes fermées, vus d'en bas, ils sont tristes et ternes, comme toi. Mais quand ils les ouvrent… c’est un paradis, une explosion de formes et de couleurs, une pyrotechnie permanente.
-Qui te dit que j’ai des ailes ?
-Rien. Je suis venue voir...
-Et alors ? Tu es déçue ?
-Pas du tout. J’ai trouvé mieux que ce que j’espérais.
-Ah oui ? Quoi donc ?
-Toi. Le vrai toi. »