La Lutiniere

Blog du site www.sylvieptitsa.com

Publié le par *Sylvie Ptitsa*

 

La charmille

 

Le jardin de mes parents disposait d’une charmille. Le charme n’était pas typiquement un arbre de notre région : les cyprès et les buis étaient mieux indiqués pour résister à la sécheresse estivale. Mais le commerce de mon père, très lucratif, lui permettait de s’offrir des extravagances auxquelles les princes voisins n’avaient rien à envier. La charmille fut de celles-là. A son insu, il fut même précurseur de la mode qui s’installa, un siècle plus tard, dans les jardins tirés au cordeau des villas palladiennes.

Un drapier de Paris venu se fournir chez nous en velours et en soies d’Orient lui parla des charmilles. Avant même d’en avoir vu les premiers croquis, mon père fut séduit par le projet. Notre parc domanial regorgeait d’arbres centenaires qui fourniraient la fraîcheur nécessaire aux jeunes plants importés et les préserveraient du dessèchement.

Mon père fit aménager l’allée à l’est, où la chaleur matinale restait tempérée, et où l’ombre projetée des essences plus anciennes protègerait les arbrisseaux. Il s’était mis en tête qu’ils auraient suffisamment grandi, quand je serais en âge de me marier, pour que le cortège nuptial défile sous la voûte végétale décorée en grande pompe avant de franchir le seuil de notre demeure.

Il se trouve que les fenêtres de ma chambre donnaient sur le levant. J’ai ainsi grandi avec, pour horizon, la ligne douce des collines à l’arrière-plan et, au premier, l’allée des charmes en croissance dont les branches s’entrelaçaient avec élégance, suivant docilement l’arrondi des arceaux qui leur montraient le chemin à prendre.

Je ne me suis jamais mariée sous la charmille.

J’ai quitté la demeure familiale en hâte, comme une voleuse, une nuit de Vendredi Saint, avec l’homme que j’avais choisi. Avec lui et pour lui, je suis devenue renégate, proscrite, orpheline, démunie, besogneuse. J’ai connu la condition des exilés, des clandestins, j’ai prêté mes mains fines à des travaux qui, chez nous, étaient réservés aux servantes, et à d’autres ouvrages encore qui étaient interdits, comme la médecine des herbes et l’aide aux femmes « impures », - terme regroupant dans un vaste pêle-mêle celles en périodes de menstruations, celles en couches, celles qui désiraient avorter, celles qui avaient été forcées, celles à qui on avait transmis des maladies… bref, toutes celles qui n’étaient pas conformes aux règles de l’ordre établi.

Je n’ai jamais revu ma famille ni ma terre. Si j’étais revenue, j’aurais risqué la mort pour avoir osé la désobéissance, la trahison, le déshonneur. Telle était la loi des filles et des femmes de l’époque. Telle est-elle encore en certains lieux de votre « modernité ».

A la charmille, j’ai préféré mon prince charmant, même s’il ne possédait aucune des qualités requises pour satisfaire aux critères du code de mon clan. Je l’ai payé de ma jeunesse, de ma solitude, de notre vie précaire, secrète, laborieuse. Mais cette même vie m’a appris que deux êtres peuvent entrelacer leurs destinées plus solidement que les rameaux d’une charmille ne le feront jamais, que les épreuves vécues, affrontées, dépassées ensemble, nouent des alliances plus fortes que celles du mariage le plus fastueux, et que si les charmilles résistent aux rigueurs de l’hiver et du temps, capables d’atteindre sans flétrir un âge séculaire, deux êtres arc-boutés ensemble contre l’absurdité des moeurs peuvent aussi infléchir à leur humble mesure la croissance d’une société immature, et leur union traverser les saisons sans faner.

 

Voir les commentaires

1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 20 30 40 50 60 > >>

Hébergé par Eklablog