La Lutiniere

Blog du site www.sylvieptitsa.com

Publié le par *Sylvie Ptitsa*

 

Côte à côte (6)

 

« Ma côte d’agneau n’est pas cuite ! C’est un scandale ! »

Le serveur a rappliqué aussitôt, pire que si on l’avait menacé de lapidation imminente. Il brassait l’air comme un ventilateur, tentant probablement de calmer le client. Celui-ci ne voulait rien entendre, il continuait à vociférer :

« Si elle était correctement cuite, l’os devrait se retirer de la viande sans difficulté ! Un os de côte d’agneau, c’est comme ta queue dans une femme, ça doit entrer et sortir tout seul ! »

Le serveur était plus rouge que la côte mal cuite. Il avait affaire à un raffiné. J’étais un peu trop loin pour l'assurer, mais je crois qu’il commençait à transpirer.

Le client continuait à secouer vigoureusement la côte en signe de protestation, pour bien montrer que ça ne sortait pas. S’il faisait pareil avec les femmes, mieux valait pour elles ne pas toucher à l’os de son caleçon.

Décidé à sauver sa peau, le serveur écarlate jouait sa dernière carte : il pointait du doigt en direction des cuisines (pour accuser le cuisinier ? proposer de recuire la côte ? expliquer que c’est dans la souris d’agneau que l’os doit se détacher, pas les côtelettes ? Ou appeler des renforts pour embrocher le récalcitrant et le passer au grill avec sa viande ? …). Le gars n’a même pas attendu. Il est sorti du restaurant en claquant la porte, laissant son assiette intouchée sur la table. Le fumet de la côte fumante parvenait jusqu’à moi et me faisait saliver, même avec la porte fermée. J’étais posté près d’un transat jaune et ne perdais rien de la scène à travers la baie vitrée du restaurant.

En principe, je n’avais pas le droit de me tenir là, mais le personnel de l’hôtel était occupé par le service du déjeuner et personne ne prêtait attention à moi, ni les clients, ni les employés. Je tenais peut-être une aubaine. Si j’avais de la chance… si j’avais de la chance, ils jetteraient la côte d’agneau encore toute chaude et gorgée de jus de viande à la poubelle, dans l’arrière-cour du restaurant, et si je réussissais à me faufiler discrètement jusque-là, je mangerais à ma faim aujourd’hui, mieux que des reliquats avariés et souillés, mieux que des ordures à trier, mieux que des restes déjà rongés par d’autres, un succulent festin oui, un vrai menu de roi qui ferait disparaître un peu les miennes, visibles sous ma peau, de côtes. Parce que quand on vit dans la rue, on ne mange pas tous les jours à sa faim, encore moins propre, et encore moins choisi. C’est la rue qui décide du menu, pas toi.

Je me suis mis en marche vers l’arrière-cour, je connaissais bien le chemin, je me ravitaillais souvent là-bas, de nuit, quand je pouvais fouiller les poubelles tranquille. Evidemment, je n’étais pas le seul, il fallait partager avec les autres, défendre son bifteck, enfin, ses épluchures… Mais là, en plein midi, je serais seul, j’aurais tout pour moi, saignant, charnu, odorant, presque tombé du ciel directement dans la gueule… c’était mon jour de chance, nom d’un chien ! La truffe au vent, j’ai trottiné de toute la vitesse de mes quatre pattes vers l’objet de mon désir. Je n’avais pas encore trouvé la belle, mais je ne me sentais déjà plus rien d'un clochard.

 

 

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