Côte à côte (3) |
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Gelateria Rosanna, via Garibaldi. C’est là qu’elle m’a donné rendez-vous. La glace est bonne, mais il y a toujours un monde fou… Qu’est-ce qu’elle prendra ? Un gelato al limon, comme dans la chanson ? Une crêpe ? Les deux ? Je suis sûr qu’elle est gourmande. Je le devine à la façon dont elle sourit. C’est une amoureuse de la vie, ça se sent. Après la glace, je l’emmènerai flâner dans les ruelles de la vieille ville, entre les façades ocre et rose aux persiennes vert sapin. Ou bien sur la promenade du bord de mer ? Mais non, c’est toujours bondé là-bas, même le soir, et elle les connaît sûrement déjà. Dans le maquis alors, plus loin derrière la ville ? On fera une balade à flanc de falaise avec vue plongeante sur les criques ? Si seulement mon cœur voulait bien ne pas taper comme un fou. J’ai vingt ans. Je ne me souviens pas avoir été dans cet état, même à vingt ans... La semaine s’est traînée comme un escargot un jour de grande sécheresse. J’ai cru que le week-end n’arriverait jamais. Et si elle ne vient pas ? Si elle m’a oublié ? Peut-être que ce n’est pas important, pour elle, ce rendez-vous ? Elle doit avoir dix mille autres trucs plus importants à faire. Elle est en vacances… T’emballe pas mon vieux, t’emballe pas, elle n’est pas d’ici, au mieux, ce sera une amourette de quelques jours, quelques semaines. Elle rentrera chez elle. Tu ne sais même pas d’où elle est. Tout est allé si vite… Je passais à vélo le long de la plage aux parasols neufs, les anciens étaient gris, ils les ont remplacés par des jaunes. Il y avait du monde, je roulais lentement, je slalomais entre les promeneurs, les chiens et les poussettes. Elle m’a tapé dans l’œil parce qu’elle était dans une position loufoque, elle tentait de photographier le rocher en face de Torre del Mare, elle ne trouvait pas le bon angle. Ca m’a fait rire. Elle m’a vu. Elle a ri aussi. Je lui ai proposé de la prendre en photo avec le rocher à l’arrière-plan. On a fini par faire des selfies avec nos deux trombines devant. Tout ça en dix minutes. On aurait dit qu’on se connaissait depuis toujours. Ca existe, un truc pareil ? Sympathiser avec une inconnue en dix minutes, la laisser partir et avoir l’impression que ta vie s’arrête ? Si elle ne vient pas, je suis bon pour la casse. J’ai même pas son numéro de téléphone. J’ai rien, en fait, sauf le souvenir de ses yeux à faire fondre les glaces, toutes les glaces, elle va transformer la devanture du glacier en chutes d’Iguazù arc-en-ciel. Demain, gros titres dans le journal local : « Centre ville historique dévasté inexplicablement par un geyser multicolore ». C’est moi le geyser. Depuis une semaine, je passe par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Je ne peux plus voir le rocher sans penser à elle, à ces dix minutes qui ont arrêté le temps. Pourquoi a-t-il fallu que je la rencontre un lundi ? Quelle chemisette je mets ? La blanche avec les rayures bleues ? Ou trop stricte, la chemisette ? Je veux être classe, mais pas ringard. Qu’est-ce que je vais lui dire ? J’ai jamais été doué pour parler aux femmes. Encore moins à celles qui me plaisent. Mon vieux, tu t’es mis dans un sacré pétrin. Et mon coeur qui se déchaîne comme le percussionniste d’un groupe de heavy metal. Bon, la blanche à rayures bleues ou la… déjà si tard ?! Oh non ! Qu’est-ce qui serait pire ? Que j’arrive en retard et qu’elle ne m’ait pas attendu ? Ou qu’elle ne soit pas venue et que ce soit moi qui l’attende en vain?... Mais arrête de te torturer mon gars ! Pas la peine de te faire du cinéma, on n’est pas à Cannes ! C’est juste une vacancière avec qui tu as passé dix minutes à te marrer comme un gosse et que tu ne reverras peut-être jamais. Je m’en fous, si je peux passer dix autres minutes avec elle, je les prends. Même dix secondes. Même dix dixièmes de seconde. C’est quoi ce discours de puceau ? Allez, hop, les rayures bleues, j’ai plus le temps de tergiverser de toute façon. Je préfère me planter de chemise qu’arriver en retard. On verra bien. Je vais lui offrir sa glace… peut-être qu’elle parlera pour deux, même si elle n’est pas italienne, et comme ça, je n’aurai pas le temps de dire un truc inapproprié, maladroit ou idiot. Un Italien qui ne dit rien. On dirait un gag. Pourquoi elle me met dans cet état, enfin ?... Le percussionniste joue maintenant comme un poulpe épileptique, il a huit bras. Je vais collapser avant de partir. Ah non, pas ça ! Hors de question de rater ce rendez-vous. Tant pis si ça ne donne rien. Oh non ! … Dans la panique, j’ai oublié mes lunettes de soleil. Je vais être obligé de la regarder en face. Mon percussionniste va y rester, c’est sûr, il est déjà sur la fréquence de l’éclair. Ce sera une belle mort : foudroyé sur scène, comme Molière ou Dalida. Je préfère Molière, j’ai pas envie de mourir femme ! Je les adore, mais j’ai jamais eu envie d’en être une, je me sens pas taillé pour devenir hermaphrodite... Elle est là, Aphrodite !! Pas une Aphrodite classique, mais mon Aphrodite à moi. Elle m’éblouit comme. Si je ne meurs pas ce soir avec le percussionniste, je resterai assis sans rien dire sous son double projecteur, je la laisserai me rendre aveugle, ou extra-lucide, je ne sais pas encore. Je veux juste passer un moment avec elle, long ou court, un soir ou une vie, un rêve ou une réalité, ou les deux, tous les deux, côte à côte.
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